Page de titre de <em>La Reine des carottes</em>, de Champfleury et Albert Monnier. Gallica (BNF).

« Et le cri de la carotte ?! »

Quel végétar/lien ne s’est pas entendu poser cette question rhétorique, de façon ironique ou même sérieuse, au cours de sa vie ? Nous n’aborderons pas dans le présent article le problème de la sensibilité des végétaux, d’autres le faisant mieux que nous1, mais nous nous pencherons sur l’origine d’une curieuse locution, le cri de la carotte, qui n’est pas attestée dans les dictionnaires et dont on ne relève la présence2 dans les livres ou dans la presse que depuis une quinzaine d’années essentiellement.
E n raison de ce qui a été dit ci-dessus, on pourrait penser que le cri de la carotte est une création récente. Il n’en est rien puisqu’on relève la locution dès 1848 (peut-être sa première attestation) sous une forme légèrement différente, [les] cris des carottes, dans le livret d’une pantomime (pièce mimée) de Champfleury et Albert-Henry Monnier3 au titre révélateur, La Reine des carottes. En voici le résumé :

Pierrot, jardinier aux petits soins pour ses légumes, fait un jour ce rêve étrange : la reine des carottes lui apparaît, ordonnant qu’il cesse les tortures envers ses sujets en les découpant et en les faisant bouillir. À son réveil, alors qu’il doit préparer le repas pour sa compagne, Colombine, et son futur beau-père, Cassandre, il rechigne à éplucher les carottes. Devant les quolibets et les réprimandes des autres, Pierrot s’y résout finalement : c’est aussitôt un concert de gémissements. Il fait donc venir un juge de paix qui condamne les carottes à être découpées au nom de la loi. Les cris redoublant, notre jardinier quitte la maison pour se changer les idées. Mais partout où il va il est poursuivi par la reine des carottes. Acculé, il se rend chez une sorcière, laquelle lui conseille d’arracher un cheveu à la reine. Avant qu’il ne parvienne à le faire, celle-ci le transforme en salsifis. Pierrot, à la tête des salsifis, mène une guerre contre les carottes, qu’il perd, contraint de se jeter à la mer pour échapper à la reine. Sur les conseils de la sorcière, il séduit la redoutable souveraine et parvient finalement à lui extraire un cheveu. Délivré du maléfice, Pierrot épouse Colombine et coule alors des jours heureux…

Les spectateurs ont-ils réellement entendu le cri de la carotte ? C’est difficile à dire puisqu’il s’agit d’une pantomime ! Ce qui est sûr, c’est que la pièce eut un certain retentissement. Balzac, qui n’assistera finalement pas au spectacle, écrit à Champfleury :

Mon cher monsieur,

Si l’on donne la Reine des Carottes avant le 16, faites-moi manger de ce légume littéraire, en m’avertissant et en me donnant une place.

Lettre du 10 septembre 1848, dans Correspondance de H. de Balzac.

Bien que Champfleury regrette sa collaboration (qu’il juge déplorable) avec Monnier, la pièce connaît le succès et recueille les suffrages de plusieurs grands écrivains de son temps : Théodore de Banville, Théophile Gautier. Celui-ci, également mimographe, commence ainsi sa critique dans La Presse du lundi 2 octobre 1848 : « Si les aventures du Pierrot de M. Champfleury étaient connues dans l’Inde, elles troubleraient profondément les idées des Brahmes4 qui pensent avoir atteint la perfection en ne vivant que de fruits et de légumes. M. Gleizès lui-même, l’immortel auteur de Thalysie, s’il ne fût mort avant la représentation de la Reine des Carottes, eût été ébranlé dans sa doctrine, et la fruitière Jupille, son adepte, concevra sans doute à cette occasion quelques doutes sur la légitimité de son négoce. »

Ces propos très ironiques de la part d’un auteur qui, par ailleurs, n’est pas connu pour sa compassion envers les animaux5 semblent indiquer que La Reine des carottes a été créée pour se moquer des végétariens ! Cela est confirmé par Champfleury en personne dans l’avant-propos du recueil Contes d’Automne, qui accompagne sa pièce. Cette dernière lui aurait été inspirée par sa rencontre avec un certain Jupille. Après avoir trouvé dans une boîte du quai Malaquais une brochure signée Jupille-le-Thalysien6 faisant l’éloge des oignons et, peut-on imaginer, plus largement du végétarisme, il se met à la recherche du disciple de Gleïzès. Grande est sa surprise lorsqu’il le trouve à la tête d’une fruiterie7 modeste mais très bien tenue. Les deux hommes s’entretiennent ainsi pendant plusieurs heures, la conversation étant parfois agrémentée par les savoureux plats végétariens que prépare Jupille. Les solides convictions de celui-ci n’ont d’égales que son extravagance. Le problème est qu’on ne trouve nulle trace de ce Jupille en dehors des écrits de Champfleury. L’écrivain le mentionne pour la première fois dans son livre Les Excentriques8. Or l’un de ses amis, Edmond Duranty, nous apprend que Jupille-le-Thalysien est une supercherie, une invention dont le but est de « voir si les lecteurs reconnaîtraient une différence entre le personnage imaginaire et ceux qui avaient été étudiés sur nature ». Ce personnage de végétarien farfelu sert aussi de justification à la pantomime La Reine des carottes.

Comme nous venons de le voir, si Champfleury est réellement le premier à avoir employé la locution le cri de la carotte, c’est dans une intention purement parodique. Ceux qui l’utilisent aujourd’hui de façon sérieuse devraient y penser ! Et, quoiqu’on ne nous ait pas encore démontré que les carottes pouvaient réellement crier, il est possible de crier… des carottes9 ! L’ancienne expression crier des légumes, de la salade, etc. signifie que l’on crie dans les rues pour avertir que l’on vend des légumes, de la salade, etc.

De nos jours, la locution connaît des variantes, toujours sarcastiques : ce sont par exemple les « hurlements des carottes10 » pour Voici. Elle tend également à se décliner avec d’autres légumes. C’est ainsi que l’écrivain et critique littéraire Arnaud Viviant a parlé du « cri de la laitue11 » au cours d’une émission du Masque et la plume consacrée, entre autres, au livre de Jonathan Safran Foer Faut-il manger les animaux ?.

Tristan Grellet

1. Voir par exemple « Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains attribuent aux plantes », d’Yves Bonnardel.

2. Elle est principalement due au titre d’un livre d’entretiens entre Michel Serrault et Jean-Louis Remilleux paru en 1995. Dans un chapitre éponyme, l’acteur confie en effet au journaliste qu’il ressent une sorte de malaise en arrachant une carotte, surtout lorsqu’elle se met à crier ! Il persiste à l’occasion d’une réponse à un lecteur (incluse dans un courrier des lecteurs très fantaisiste faisant partie d’une édition augmentée) : il faut laisser les carottes en terre, même celles qui ne crient pas. Du coup, on ne sait si Michel Serrault est sérieux lorsqu’il dit également, après une première expérience de pêche, avoir été traumatisé par la vue d’un petit poisson frétillant au bout de son hameçon et qu’une fermière de passage a frappé contre le sol pour le tuer…

Le Cri de la carotte est aussi le titre d’un livre de Sandrine Delorme, publié en 2011, et le nom d’un festival végane, créé en 2009.

3. Jules Husson, dit Fleury, puis Champfleury (1821-1889), était un écrivain réaliste qui, tout en étant autodidacte, s’imposa rapidement dans le milieu littéraire. Auteur de nombreuses nouvelles et de pantomimes, il se spécialisa par la suite dans des travaux érudits sur des sujets divers (histoire de la caricature, de la faïence…). Il est l’auteur du livret de La Reine des carottes. Son collaborateur, Albert-Henry Monnier (?-1869), était un vaudevilliste — il a écrit plusieurs œuvres avec Labiche — que l’on assimila quelquefois par erreur à Henri Monnier, créateur du personnage de Joseph Prudhomme.

4. Brahmanes.

5. Théophile Gautier appréciait particulièrement la tauromachie, qu’il contribua à faire connaître en France. Dans la description d’une corrida, il livre ainsi la conclusion suivante : « […] l’homme s’était vengé de la bête ; la force morale l’avait emporté sur la force brutale ; l’âme avait vaincu la matière ! » (Quand on voyage).

6. D’après Thalysie, œuvre de Jean Antoine Gleïzès (végétarien convaincu et théoricien du végétarisme en France), dont il livra l’édition la plus complète en 1842, peu avant sa mort.

7. Boutique où l’on vend des fruits, mais aussi des légumes, des œufs et des produits laitiers. Le métier de fruitier ayant été longtemps exercé par une majorité de femmes, Champfleury et Théophile Gautier (voir ci-dessus) appellent Jupille de façon perfide « la fruitière ».

8. Les ouvrages et les articles sur les excentriques sont alors à la mode. Et l’on ne manque pas d’y inclure les végétariens. Preuve en est le texte d’Alphonse Esquiros sur Gleïzès intitulé « Les excentriques de la littérature et de la science » et publié dans La Revue des Deux Mondes en 1846.

9. On trouve ainsi chez Zola la phrase suivante : « Il devait être environ sept heures, car j’entendais des cris de marchands dans la rue, la voix grêle d’une gamine qui vendait du mouron, une autre voix enrouée criant des carottes » (« La mort d’Olivier Bécaille »).

10. À un lecteur qui s’indigne de la promotion du foie gras par l’hebdomadaire, celui-ci répond : « […] les oies sont élevées pour ça. Et les vaches aussi sont massacrées, les poulets torturés, les porcs exterminés… C’est le carnage. Et ne parlons pas des hurlements des carottes qu’on râpe. »

11. « Et puis, par ailleurs, je me disais en lisant ce livre que […] on ne s’intéresse pas du tout aux végétaux. Moi je pense toujours au cri de la laitue quand je la mange. »

Bibliographie

Balzac (Honoré de), Correspondance de H. de Balzac. 1819-1850, 2 vol., Calmann-Lévy, 1876.

Banville (Théodore de), Odes funambulesques, Eugène Fasquelle, 1909.

Bonnardel (Yves), « Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains attribuent aux plantes » [en ligne], dans Les Cahiers antispécistes, décembre 1992 ; page consultée le 25 octobre 2010.

Champfleury, Contes d’automne, Victor Lecou, 1854.

—, Les Excentriques, Michel Lévy frères, 1852.

—, Henry Monnier. Sa vie, son œuvre, É. Dentu, 1879.

Champfleury et Monnier (Albert), La Reine des carottes, Dechaume, [1848].

« Courrier », dans Voici, 20-26 décembre 2008.

Duranty (Edmond), préface à Champfleury, Les Amis de la nature, Poulet-Malassis et de Broise, 1859.

Encyclopédie méthodique, Jurisprudence, 10 vol., Panckoucke, 1782-1791.

Esquiros (Alphonse), « Les excentriques de la littérature et de la science », Revue des Deux Mondes, Bureau de la Revue des Deux Mondes, 1846 (vol. XV).

Gautier (Théophile), Quand on voyage, Michel Lévy frères, 1865.

—, « Théâtres », La Presse, lundi 2 octobre 1848.

Masque et la plume (Le), présent. Jérôme Garcin, France Inter, dimanche 16 janvier 2011.

Nodier (Charles) et Verger (Victor), Dictionnaire universel de la langue française, 2 vol., Belin-Mandar, 1835.

Péricaud (Louis), Le Théâtre des Funambules, Léon Sapin, 1897.

Serrault (Michel), Le Cri de la carotte, propos recueillis par Jean-Louis Remilleux, Éditions Ramsay, 1997.

Zola (Émile), « La mort d’Olivier Bécaille », dans Les Mystères de Marseille, Eugène Fasquelle, 1906.

Texte lu et revu le 12.12.2015.